Chers amis et amies, en ces temps difficiles de pandémie, je voudrais d'abord partager avec vous une pensée pour tous ces malades, leurs proches, et tous ceux qui luttent pour préserver le maximum possible de vies.
En alchimie, la prière est sans doute capitale, elle est première et nos petits travaux subséquents de chercheurs (et d'auteurs) peuvent actuellement paraître parfois bien dérisoires.
D'un autre côté, je me réjouis avec vous quand j'apprends de ci, de là, que tel(le) libraire, tel(le) éditeur restent malgré tout bien actifs dans notre domaine de prédilection, l'ésotérisme et bien sûr surtout l'hermétisme.
C'est ainsi aussi, dans l'action continuée des uns et des autres que nous pouvons engranger cet espoir dont le monde a tant besoin actuellement.
Et donc je viens d'apprendre avec bonheur que notre ami portugais Walter Grosse vient le mois dernier de faire paraître au Mercure Dauphinois de Geneviève Dubois un nouveau petit livre consacré à Fulcanelli: Fulcanelli, Les zones d'ombre enfin éclaircies (2020).
Sans doute vous souvenez-vous, pour certains d'entre vous au moins, de son premier ouvrage sur le sujet: Le Puzzle Fulcanelli, aux éditions La Pierre Philosophale de Serge Goasguen, en 2011.
Il vient donc maintenant tout simplement, en une centaine de pages bien senties, autant le dire d'emblée, actualiser et préciser son point de vue sur l'identité de l'Adepte.
Avant d'entrer dans le vif du sujet, si j'ose m'exprimer ainsi, je m'en voudrais de ne pas en profiter pour vous signaler que sa passion alchimique s'étend aussi à un autre alchimiste célèbre, Nicolas Flamel, auquel il a en 2018 consacré un essai, en langue lusitanienne, cette fois: O vencedor da pedra pelo fogo (Manufactura).
Pour lui, si j'ai bien compris, Flamel est comme Fulcanelli un Philosophe par le Feu, dont l'identité civile serait restée cachée. Intéressante hypothèse, s'agissant de celle là encore d'un nomen mysticum, et j'ai hâte de pouvoir me faire une meilleure idée de sa démonstration sur ce point précis, notamment.
Sauf erreur de ma part, le nouveau livre de Grosse sur Fulcanelli est en fait une sorte de francisation d'une édition précédente (mais toujours dans notre langue), parue en Belgique chez Shop My Books en 2019, mais ceci est naturellement plutôt anecdotique.
Tout aussi naturellement, Walter maintient en 2020 comme en 2019 sa vision initiale de "l'énigme Fulcanelli": le Maître de Julien Champagne et d'Eugène Canseliet, l'auteur du Mystère des Cathédrales et des Demeures Philosophales n'est autre que Paul Decoeur, (1839-1923), un savant ingénieur qui reste connu quoique de renommée moyenne.
Vous vous souvenez peut-être aussi que Grosse est quelque part l'initiateur de cette thèse, qui lui a valu le titre envié qui lui a parfois été décerné de "Champollion des études fulcanelliennes", avant d'être rejoint sur ce terrain par un autre de nos amis belges, un certain Filostène, lequel semble depuis quelque temps avoir choisi d'autres centres d'intérêt, notamment en astrologie.
C'est d'ailleurs un des points forts que je veux souligner maintenant du nouveau travail de Grosse; contrairement à d'autres, il ne feint pas d'ignorer les recherches de ses collègues, il les référence (belle bibliographie, au passage), il les cite, il les loue, ou les critique, mais on est là dans une démarche qui est à l'évidence sérieuse et cela mérite d'être mis en valeur.
Encore plus rare, pour prendre un exemple, il rejette certaines idées de notre complice Jean Artero, mais il en approuve d'autres. Exceptionnel même, il reconnaît à l'occasion avoir commis telle ou telle erreur (de détail, on s'en doute).
Une autre grande qualité que Walter Grosse manifeste ici est à mon sens que son livre répond exactement à son objet: sa structure est admirable de ce point de vue, la chronologie y est maîtresse, car il a bien compris que certaines dates sont incontournables dans ce dossier compliqué.
Et c'est à partir de ce moment, hélas que le bât blesse un tantinet. Decoeur est décédé en 1923, et selon Canseliet il a assisté en 1924 aux obsèques d'Anatole France avec Fulcanelli? Pour Walter c'est que Canseliet a menti par omission; il aurait dû préciser que Fulcanelli y était présent...par la pensée.
On aimerait d'ailleurs en savoir plus sur l'idée de Grosse que France aurait participé à l'élaboration de l'opus fulcanellien, mais poursuivons notre relevé chronologique, sans vouloir être complet, mais uniquement pour donner une idée de la façon dont Walter appréhende son affaire.
Qui a relu les projets d'édition des deux livres publiés de Fulcanelli, puisque Canseliet explique en avoir fait approuver la rédaction par Fulcanelli avant leur publication en 1926 et 1930 respectivement? Pour Walter Grosse, ce n'est pas Decoeur, bien sûr, ni même le beau-frère de Julien Champagne, Gaston Devaux, qui aurait pu servir d'intermédiaire sur ce point, non, ce serait un exécuteur testamentaire qu'il ne nomme pas mais qui pour lui n'est manifestement pas Eugène Canseliet.
Qui dit exécuteur testamentaire dit testament, mais si notre estimable fulcanelliste en affirme l'existence, c'est sans autre précision, là encore.
On l'aura compris, si une fois de plus des documents sont produits, et cela aussi est à mettre au crédit de Walter, aucun n'est de nature à prouver l'identité Fulcanelli-Decoeur. Au contraire, nous pouvons relever des interprétations surprenantes: Fulcanelli, dixit, Canseliet, n'aimait pas écrire, et Decoeur n'a semble-t-il pratiquement pas publié, donc...
Mais ce qui m'a un peu chagriné dans cette démarche dont on peut par ailleurs estimer la constance, c'est la persistance avec laquelle Grosse met en doute la parole d'Eugène. Il n'hésite pas à produire, même, un courrier de François Beauvy (un biographe de Philéas Lebesgue, ce dernier étant un proche de Canseliet) où Beauvy traite Eugène Canseliet d'affabulateur.
A l'inverse, Walter Grosse semble accorder crédit à l'opinion du Britannique Kenneth Rayner Johnson, selon lequel si Canseliet a bien revu Fulcanelli en Espagne alors que l'Adepte avait 113 ans et que pour certains l'Adepte se serait manifesté à lui sous une apparence féminine, c'est peut-être qu'il était un travesti...
Plus sérieusement, plus gravement même, il m'a semblé après avoir lu et relu ce beau travail que notre Walter a une difficulté qu'il a du mal à surmonter avec la notion de survie possible de l'Adepte.
Pour lui, Decoeur-Fulcanelli est mort en 1923, donc Canseliet n'a pu le revoir une trentaine d'années plus tard à Séville.
Il emploie parfois l'expression L'Autre Monde, mais l'impression qu'on a en le lisant c'est que pour lui cet Autre Monde cher notamment à de Cyrano Bergerac n'est pas réel; en fait il l'écrit: c'est un mythe.
Donc on me semble assez loin avec tout cela de la conception fulcanellienne de l'alchimie. Je recommande par conséquent plutôt la lecture ce brillant essai aux amateurs déjà bien au fait du "dossier Fulcanelli". Pour les autres, probablement faudrait-il plutôt commencer par le Fulcanelliana de Jean Artero (éditions Arqa de Thierry Emmanuel Garnier, 2017), pour disposer d'entrée de jeu d'une vue d'ensemble de la question fondamentale qui nous est posée :
https://www.eklectic-librairie.com/arqa59-artero-jean-fulcanelliana-fulcanelli-la.html
Et sur ce dossier et en particulier sur la notion d'Adeptat, mais aussi sur le merveilleux de l'alchimie et la tradition alchimique en général, je me permets de vous recommander aussi, avant de vous quitter pour cette fois, un petit entretien d'une paire d'heures réalisé en 2018 grâce notamment à feu Christophe de Cène, Bernard Renaud de la Faverie, Jean-Claude Pascal et Fabrice Milocheau. Disparu un temps de Youtube, après 14000 vues tout de même, il vient de réapparaître:
Une sorte de petit miracle, en somme. On en a bien besoin en ce moment. Prenez soin de vous, et à bientôt j'espère.
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