Dans son ouvrage sur La quête alchimique de R.A. Schwaller de Lubicz (Archè, 2006), qui a suscité notre dernier article en date, Emmanuel Dufour-Kowalski affirme à propos du récit Voyages en Kaléïdoscope:
"Vers 1919, à Paris, Madame Erlanger, alias Claude Lorrey, dont le salon avait été fréquenté par les Lesseps, Roussel et Champagne, faisait dire à l'un des personnages de son roman...
"Comtesse Véra, vous ne dispenserez pas une parcelle de sourire à qui vous est inutile. Vous répudiez ce qui vous gêne. Et ce qui vous augmente, vous le gardez jalousement. Jupitérienne!"
Gageons qu'Irène Hillel-Erlanger, puisqu'il s'agit ici d'elle et de son livre principal, se range résolument du côté de Grâce, la rivale de Véra dans le coeur du philosophe visionnaire Joël Joze, et donc préfère la charis à la science sans conscience.
Il y aurait donc eu, quoiqu'il en soit, une relation entre le salon des Lesseps et celui d'Irène, les habitués de l'un fréquentant aussi le deuxième, il va sans dire. En voulez vous des confirmations?
En voici trois, de Jacques Simonelli, critique d'Hillel, d'abord:
http://ornithorynque.hautetfort.com/archive/2005/03/07/la_musique_des_hauts-fonds.html
"Irène Hillel-Erlanger (1878-1922), descendante d'une famille antique de rois et de rabbins, tenait un salon fréquenté par les jeunes surréalistes et des écrivains et artistes comme Larbaud, Saint-John Perse ou encore Van Dongen."
Ajoutons-y entre autres Paul Valéry et Anna de Noailles, en 1918-1919, puis en 1919-1920 Louis Aragon, Jean Cocteau et Tristan Tzara et autres "dadaïstes."
Ensuite, de Roland Soyer, disciple d'André Savoret (1898-1981), druide et alchimiste:
http://www.livres-mystiques.com/Temoignage/formation/formatio.html
Roland dit ainsi de son maître André:
"Après la disparition d'Irène Hillel-Erlanger et du célèbre Fulcanelli qu'il avait également connus, il devint l'ami de Philéas Lebesgue et Eugène Canseliet."
Enfin de Richard Khaitzine, qui dans le numéro 3 de 1997 de la revue martiniste L'Initiation affirme tout simplement:
"Elle fréquenta le 22 de l'avenue Montaigne" (résidence des Lesseps). Curieusement, il ne reprendra pas ce point dans son Fulcanelli et le cabaret du Chat Noir (Ramuel, 1997), où pourtant il est bien question d'Irène.
Mais qui était Irène Hillel-Erlanger, alias Claude Lorrey?
http://www.genami.org/Personnages-celebres/fr_Camondo.php
Issue d'une famille de banquiers israélites de Constantinople (Turquie), les Camondo, Irène Hillel-Manoach, dont voici un rare portrait, épousa en 1902 le compositeur d'opéras Camille Erlanger (1863-1919), dont un portrait figure ci-dessous. Elle devait en divorcer en 1912.
A propos de ce portrait, Serge Hutin, dans sa notice sur L'alchimie au XXème siècle (Alpha International, 1995) avance l'hypothèse qu'Irène Hillel fut le modèle réel du tableau de Julien Champagne intitulé le Vaisseau du Grand OEuvre.
Quoiqu'il en soit, de l'union de Camille et d'Irène naquit un fils resté célibataire, Phillipe Erlanger (1903-1987), journaliste et historien, dont une photo figure également ci-dessous.
Nous avons déjà rencontré Philippe comme biographe de Diane de Poitiers:
http://www.archerjulienchampagne.com/article-3647621.html
Il fut également le chroniqueur de nombre de souverains, dont Charles VII, roi de Jacques Coeur, et son nom reste attaché à la fondation du festival du film à Cannes. Comme nous le verrons, "bon sang ne saurait mentir."
En 1909, Irène publie à Bruges, sous son pseudonyme "parlant", un recueil de Poésies ( chez Verbeke, imprimeur de la N.R.F.), suivies de diverses adaptations de Shakespeare, Marlowe, Keats et Shelley. La même année, chez le même éditeur paraissent Deux poèmes: Ode à la douleur, et Pan et Psyché.
Suivra en 1910, chez Grasset cette fois, le recueil des Stances, sonnets et chansons. Les Amantes. In solitudine cordis. Impressions et paysages. Feuilles. Airs et arabesques. Enfin, en 1913 est paru chez Figuière La chasse au bonheur.
Sur tous ces écrits édités à petit tirage et devenus rarissimes, donnons la parole à André Savoret:
http://www.livres-mystiques.com/partieTEXTES/ASavoret/Psyche/hermetis.html
André commente ainsi le recueil Poésies (1909):
"J'ai justement sous les yeux l'un de ces recueils dont je tairai la dédicace pour ne révéler que la devise de l'ex-libris: "Siccat Flamma Lacrismas"....
L'allégorie liminaire qui ouvre le recueil est un morceau hermétique non équivoque, à la fois mystérieux et précis dans ses allusions:
"L'écorce sans éclat de la grenade close
Recèle un pur trésor lucide et savoureux
Le miel, rayon brillant, parmi l'ombre se pose;
Et dans l'obscurité, bien souvent tu reposes,
Eau limpide et glacée, cristal délicieux.
L'ivoire et le carmin des roses qui se fanent
Embaument d'un parfum plus doux la paix du soir;
Et, sereine beauté, loin du regard profane,
Rëve de marbre lisse et de splendeur diaphane,
De la blanche statue au fond du temple noir.
Sous le feu du soleil, à la lueur de l'ourse,
Le pélerin gravit des sentiers sourcilleux.
Mais, parvenu enfin au terme de sa course,
En un jardin secret, il trouvera la source,
La grenade et la rose et le temple d'un dieu."
N'hésitant pas dans son article à qualifier Hillel d'alchimiste et même d'Adepte, André Savoret y souligne le curieux destin du livre le plus célèbre de notre auteur, seul publié sous son vrai nom et après la première guerre mondiale.
Sitôt parus en 1919 chez Georges Crès, les Voyages en Kaléidoscope "disparurent de la circulation, ainsi que toute l'édition commerciale de l'ouvrage. Seuls quelques exemplaires dédicacés peuvent de loin en loin passer des bibliothèques particulières chez quelque bouquiniste.
Livre singulier dont la gangue baroque dissimule ou protège une dizaine de pages précieuses, constituant le témoignage que laisse traditionnellement tout Adepte au temps de sa métamorphose, soit selon le sort commun aux mortels, soit - et c'est sans doute le cas ici - en un
avatar d'un tout autre ordre."
Heureusement, ces singuliers Voyages à la Jonathan Swift, ou à la Jules Verne, diront certains, ont suffisamment survécu à ces orages, qu'ils fussent ou non désirés, et ont ainsi précocement attiré l'attention surréaliste de Louis Aragon, qui leur consacra dès 1919 un article dans la revue Littérature, mais aussi celle plus alchimique d'un certain Fulcanelli, qui les cite en 1930 dans ses Demeures Philosophales:
"C'est pourtant lui, ce primitif sujet des sages, vil et méprisé des ignorants, qui est le seul, l'unique dispensateur de l'eau céleste, notre premier mercure et le grand Alkaest.
C'est lui le loyal serviteur et le sel de la terre que Mme Hillel-Erlanger appelle Gilly, et qui fait triompher son maître de l'emprise de Véra.
Aussi l'a-t-on nommé le dissolvant universel, non pas qu'il soit capable de résoudre tous les corps
de la nature, mais parce qu'il peut tout dans ce petit univers qu'est le Grand OEuvre."
Disciple de Fulcanelli et ami de Julien Champagne, Eugène Canseliet n'a pas manqué d'évoquer à son tour l'OEuvre d'Irène, et ce précisément à propos de Champagne, comme en témoigne ce passage déjà cité de ses Alchimiques mémoires (La Tourbe des Philosophes, N°15-16, 1981):
http://www.archerjulienchampagne.com/article-1849668.html
"De nombreux souvenirs m'attachaient à Julien Champagne, principalement ceux de l'ancien temps de ma jeunesse heureuse, ceux aussi de l'avenue Montaigne et des fameux Voyages en Kaléidoscope."
Lui aussi sensible à l'hermétisme de ces Voyages, dans un autre numéro de La Tourbe (N°6, 1979), il rapproche cet ouvrage du poème alchimique médiéval de Jean de Lafontaine, La Fontaine des Amoureux de Science:
"L'auteur raconte qu'il découvrit une fontaine qui me rappelle, avenue Montaigne, la source jaillissante, la salutaire, tant semblable à celle du poète hermétique:
D'eaue tres clere, pure et fine,
Qui estoit soubs une aubespine.
Là, vers l'artiste errant, deux belles dames viennent, lesquelles aussi je retrouve dans la suave Grâce et la fière Véra des Voyages en Kaléidoscope, "la même personne sous deux aspects":
Amy, i'ay nom congnoissance;
Voicy Raison que i'accompaigne,
Soit par monts, par vaux, par campaigne;
Elle te peult faire moult saige.
Le même couple féminin régnait, en l'hotel de la comtesse Véra, duquel les salons connurent leur époque glorieuse, avec les années folles et le vivant Surréalisme des Lettres et des Arts.
Assurément, mieux valait que, de bon lignage, on y choisît de soulever le Rideau de Bure, plutôt que le Rideau d'Or-fin, car dans la Salle du Trésor, "seuls sont pénétré les Simples."
Qu'ajouter à cela?
"Peu d'amis visitent la Maison entière, haute et vaste derrière sa façade ancienne. Il faut une permission spéciale rarement accordée."
http://www.archerjulienchampagne.com/article-3365786.html
Fort heureusement, depuis leur première et éphémère mise en vente, les Voyages d'Irène Hillel ont fait l'objet de rééditions plus ou moins récentes: D'abord, ...grâce à Jean Laplace aux éditions grenobloises de La Tourbe, en 1977:
http://www.archerjulienchampagne.com/article-3402402.html
Je reproduis ci-dessus la photo de la couverture de cette publication bien sûr épuisée maintenant. Puis en 1984 La Table d'Emeraude l' a reprise, avec une belle introduction d'André Coia-Gatié.
La dernière réédition actuelle est celle des éditions Allia (1997), avec une remarquable étude écrite "à la lueur de l'ours" par Jacques Simonelli, déjà mentionné, qui fait notamment état de l'amitié qui existait entre Irène Hillel d'une part, et d'autre part Valery Larbaud et Léon-Paul Fargue, ainsi que de l'influence de Guaïta sur son oeuvre.
Enfin, une nouvelle réimpression est prévue en 2007 par MCOR Christienne.
Mais bien sûr nous n'en avons pas fini avec Julien Champagne, puisque le modèle de son tableau éponyme du Vaisseau du Grand OEuvre, conçu par Fulcanelli, et réalisé dès 1910, fut une proche de Claude Lorrey.
Dans ses Deux Logis Alchimiques, où dès 1945 il consacra un subtantiel déveoppement aux Voyages, Eugène Canseliet s'est exprimé sur ce point particulier , et a produit en 1979 une photo de ce modèle, prise en 1913, un modèle qui fut proche de Paul Eluard, appartenant à la meilleure société, et qui "fréquentait chez Mme Erlanger".
Nous avons d'ailleurs à plusieurs reprises examiné la question de son identité civile, qu'il s'agisse de Louise Barbe, d'Henriette Roggers ou de quelqu'un d'autre encore:
http://www.archerjulienchampagne.com/article-1742426.html
http://www.archerjulienchampagne.com/article-1855487.html
http://www.archerjulienchampagne.com/article-2457592.html
http://www.archerjulienchampagne.com/article-3573552.html
http://www.archerjulienchampagne.com/article-3578054.html
Une de nos aimables correspondantes se demande au demeurant et de façon audacieuse mais plausible si ce modèle ne serait pas tout bonnement Hillel-Erlanger en personne. Raison de plus pour dénicher un nouveau portrait d'Irène, semble-t-il.
En tout cas, voilà qui illustre à nouveau la proximité de Julien Champagne et de Mme Erlanger.
Avant d'en terminer, peut-être provisoirement avec cette gente dame, disons deux mots tout de même de l'illustre illustrateur de ses Voyages.
Comme nous l'avons vu, Kees Van Dongen (1877-1968), puiqu'il s'agit de lui, fréquentait le salon d'Irène. Je vous en propose ci-dessus une photographie.
Né comme Raymond Roussel la même année que Julien Champagne, il est donc plus que probable qu'il l'ait connu.
http://perso.orange.fr/j.bailly/fr/avandongen.htm
http://www.roussard.com/artistes/nouveaux/vandongen.html
http://www.chez.com/alanek/index_NS.htm
Sa rencontre avec "le grand monde" semble remonter à 1913 au moins:
http://peinturesetpoesies.blog50.com/archive/2006/07/11/kees-van-dongen.html
Ce fauviste d'origine néerlandaise se fit un temps le peintre des jeunes femmes de la bourgeoisie et de l'aristocratie qu'il côtoya, comme en témoigne cet étonnant portrait de "la femme au chapeau noir" (1908). Il aurait d'ailleurs semble-t-il réalisé en outre un portrait d'Irène, qui aurait été une de ses amies.
J'ai également retenu de Kees un tableau que l'on pourra au choix considérer comme particulièrement scabreux ou hautement symbolique, qui fut présenté en 2005 lors d'une exposition qui lui fut consacrée à Nice.
Ce tableau nous introduit en effet à la personnalité d'une autre proche d'Hillel, Germaine Dulac, dont vous pouvez voir ici deux portraits.
Car pour Irène Hillel-Erlanger, que l'on fait parfois décéder en 1920, sitôt les Voyages publiés et consumés, il y eut un "après Kaléidoscope".
Et cet après s'appelle en particulier Germaine Dulac (1882-1982), féministe et surréaliste, entrée en septième art dès 1915.
http://cinema.fluctuat.net/germaine-dulac.html
http://la_pie.club.fr/forgenot/dulac.htm
http://revista.cisc.org.br/ghrebh8/artigo.php?dir=artigos&id=antonia_lant
Irène Hillel fut en 1916 la co-fondatrice de la première entreprise de Germaine, la bien nommée D.H. Films.
Elle fut en suite la scénariste de quatre ou cinq de ses productions, ce qui lui vaut aujourd'hui encore de figurer aux archives du cinéma:
http://french.imdb.com/name/nm2206647/
Parmi les autres scénaristes de Dulac se trouve un certain Antonin Artaud (1896-1948), auteur tourmenté et génial qui écrivit en particulier en 1938 un essai retentissant sur Le théatre et son double, où transparaît sa connaissance de l'alchimie.
Il semble que ses partisans n'apprécièrent guère, lors de sa sortie, la vision que Dulac entérina de son scénario du Clergyman et la coquille, dont l'ambiance générale rappelle passablement le deuxième tableau reproduit de Van Dongen. En voici un enregistrement, si vous voulez vous en faire une idée par vous-même:
http://video.google.com/videoplay?docid=-7436093386944527955
Et découvrir une autre époque, celle de 1926-1927, et donc de l'édition première du Mystère des Cathédrales de Fulcanelli.
Dans un numéro de 1985 de la revue Tempête chymique, Isabelle Canseliet écrit:
"Il se pourrait bien qu'Irène Hillel-Erlanger ait été reçue chez Fulcanelli. Raymond Roussel le fut bien, qui était de la même génération, du même milieu social et qui est mort d'une mort non moins mystérieuse que la sienne.
Il y a comme une parenté singulière entre ces deux patriciens lettrés, en exil au sein du Tout-Paris, et qui peut-être sans s'être jamais rencontrés, se trouvaient à l'unisson."
De cet unisson témoigne bien me semble-t-il cette photo d'Irène dédicacée en 1910 à Germaine, qui la représente dans son intimité avec son fils Philippe:
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