Avez-vous déjà entendu parler d'un certain René Billa, alias Richard Burgsthal (1884-1944)? Si ce n'est pas le cas, vous ignorez le nom d'un des principaux maîtres verriers du XXème siècle, un des grands de l'art français du vitrail.
Soit, me direz-vous, mais où est le crime? Oh, bien sûr, si crime il y a, il est ailleurs, mais rappelez-vous tout de même le but principal de la collaboration entre René Schwaller et Julien Champagne: retrouver les bleus et les rouges des vitraux de la cathédrale de Chartres, dont le procédé de fabrication était (et est toujours) supposé perdu. Voyez à ce sujet mon post du 2 février 2006: Champagne et Schwaller.
Je n'ai aucune information à ce stade sur d'éventuels liens entre Champagne et Burgsthal, hélas, mais sur la relation Burgsthal-Schwaller, les preuves sont là, ainsi que sur le fait que Burgsthal est sans doute celui qui a le mieux cerné la problèmatique de la coloration dans la masse de certains vitraux médiévaux.
Commençons si vous voulez par Schwaller. Burgshtal apparaît dans l'entourage de son groupe des Veilleurs, sans que je sache encore formellement s'il en fit partie, comme O.V. Milosz, du cercle intérieur dénommé Les Frères d'Elie.
Ouvrons précisément un des livres qu'Alexandra Charbonnier a consacrés à Milosz, alias Pierre d'Elie (O.V. Milosz, L'Age d'Homme, 1996). Nous y voyons que dès 1920 Burgsthal expose certains de ses vitraux à l'occasion d'une exposition d'oeuvres provenant des métiers d'art pratiqués par la "communauté".
En 1923, lorsque Schwaller tente de créer en Suisse son centre initiatique de Suhalia, ce centre "paraît avoir été jumelé avec un château délabré situé à Théoule (Alpes Maritimes) où le maître verrier Burgsthal travaillait suivant d'anciens procédés alchimiques."
"C'est en ce lieu que Carlos Larronde (Jacques d'Elie) réussira des coulées de verre reproduisant les bleus et les rouges des vitraux de Chartres." En 1924, Milosz demande à Schwaller de le recevoir soit à Suhalia, soit à Théoule, pour ses vacances.
Quant à un autre frère d'Elie, le peintre Elmiro Celli, il s'était installé dès 1920 à Théoule auprès de Burgsthal, pour les mêmes raisons que Carlos Larronde. Ce n'est qu'ensuite qu'il rejoindra Suhalia. Toute sa vie, Celli entretint un laboratoire d'alchimie.
Je pense donc qu'il est établi que les travaux verriers de Schwaller et Champagne, au Plan de Grasse (Alpes Maritimes), en 1929-1930 ont été précédés de ceux de Burgsthal et qu'ils leur sont liés. Mais qui est cet illustre inconnu?
La seule étude qui à ma connaissance ait été consécrée à Richard Burgsthal est celle de Claude Arnaud.
Il s'agit d'un mémoire de maîtrise non publié, que j'aimerais beaucoup pouvoir lire; soutenu en 1995 à l'université de Toulouse Le Mirail, il s'intitule: Richard Burgsthal à l'abbaye de Fontfroide (peintures et vitraux), la naissance d'un maître verrier.
Fort heureusement, la Société archéologique du midi de la France a eu la bonne idée d'y consacrer un compte-rendu, partiellement disponible sur la "toile" et dont on peut toujours aux dernières nouvelles se procurer un exemplaire papier:
http://www.societes-savantes-toulouse.asso.fr/samf/memoires/T_56/bull962.htm
http://touscesgens.hautetfort.com/archive/2007/06/14/richard-burgsthal.html
Pour nourrir sa recherche, Claude Arnaud a en particulier exploité des archives privées, ainsi que celles du musée des beaux-arts de Nice.
Grâce à elle, nous savons donc que René Billa était justement d'origine niçoise. S'étant orienté très tôt vers des études musicales, il rencontre Rita Strohl (1865-1941, née Aimée Rita Larousse La Villette), pianiste, compositeur et dessinateur, issue d'une famille d'artistes bretons:
http://www.resonances-bretagne.org/spip2005/00/article.php3?id_article=296
C'est cette femme, qu'il épousera plus tard, qui l'introduira au monde musical wagnérien, dont il restera imprégné toute sa vie. A propos de Rita, dont je reproduis une photo en noir et blanc, notons tout de même aussi que certaines de ses oeuvres portent des noms évocateurs, comme L'athanor, La conquête de l'ambroisie ou L'oeuf d'or.
Relevons également le fait que Carlos Larronde lui a consacré un essai paru en 1931 chez Denoël & Steele: L'art cosmique et l'oeuvre musicale de Rita Strohl.
En 1905, Burgsthal se dirige pourtant vers...une carrière de peintre, et en 1910 participe sous forme de sept dessins à une réédition des Clefs de l'Orient de Saint-Yves d'Alveydre (A la librairie hermétique, Paris) où l'on peut lire dès l'introduction: "Nous avons fait appel, pour les illustrations, à un artiste mystique qui sera bientôt célèbre à juste titre, Richard Burgsthal."
La même année se produit l'événement décisif qui le vouera définitivement à l'art du vitrail: sa rencontre avec un couple de mécènes, passionnés d'hermétisme, les Fayet, représentés ici par deux tableaux.
Gustave Fayet (1865-1925) était un collectionneur, mais aussi un peintre talentueux:
http://fr.wikipedia.org/wiki/Gustave_Fayet
Avec son épouse Madeleine d'Andoque, ils avaient en 1908 acheté l'abbaye de Fontfroide dans l'Aude. Ils entreprirent de la restaurer et en firent un des hauts lieux du mouvement hermétique, avec en particulier l'aide d'Odilon Redon qui décora la bibliothèque de 1909 à 1912.
C'est justement en 1912 que, financé par Fayet, Burgsthal créa pour décorer les verrières de Fonftroide sa propre fabrique de verre, près de Bièvres, dans la vallée de Chevreuse.
Ses travaux à Fonfroide dureront une douzaine d'années, et ne s'achèveront qu'en 1925. Ce chantier nous précise Claude Arnaud annonce ses autres oeuvres, exécutées pour les Monuments Historiques. Fontfroide est une des principales "demeures" de Burgsthal.
Mais il y en a bien d'autres...Le mémoire de Claude ne dénombre pas moins de soixante-neuf monuments pour lesquels Burgsthal a créé des vitraux modernes ou restauré des vitraux anciens.
La plupart sont situés dans le midi de la France, et on y relève les noms d'édifices prestigieux, comme les cathédrales de Narbonne, Carcassonne et Albi, Saint Bertrand de Comminges...
Après avoir lu le Milosz de Charbonnier, je pense d'ailleurs que Larronde sûrement, et peut-être Celli, ont participé, en particulier à Albi, à ses travaux de restauration tombés ensuite dans un oubli dont il convient de les tirer.
Voici précisément ce qu'Alexandra dit à propos de Carlos Larronde (1888-1940) :
"Il rejoint Schwaller en Suisse à Suhalia et travaille avec Burgsthal, maître verrier, afin d'acquérir un nouveau métier en accord avec ses recherches alchimiques.
Il retrouve certaines techniques du vitrail, perdues depuis la fin du Moyen Age: l'obtention dans la masse des bleus et des rouges, tels qu'on les voit encore à la cathédrale de Chartres.
Ses travaux suscitent des commandes de l'Etat. Il restaure les vingt-neuf verrières de la cathédrale d'Albi. La vie dans le midi ne lui convenant plus, il rentre à Paris en 1929."
Comment Burgsthal et ses compagnons ont-ils fait pour retrouver ce savoir perdu? Arnaud s'en explique dans son mémoire.
Pour elle, leur travail se situe dans la lignée des maîtres verriers du XIXème siècle, les Thiboud, Thévenot, etc. qui recherchèrent les "secrets" de fabrication du vitrail médiéval.
Elle ajoute que c'est à partir de la lecture des traités du Moyen Age, comme celui du moine Théophile, que Burgsthal mit au point son propre four et ses propres techniques de fabrication, de coloration et de cuisson.
Ce que je ne sais pas...encore, c'est si Claude Arnaud a ou non eu connaissance du deuxième chef d'oeuvre de Burgsthal.
Le premier est bien sûr celui de Fontfroide, qui d'ailleurs semble toujours appartenir à la famille d'Andoque:
http://www.fontfroide.com/le_sauvetage.19.htm
Toutes les reproductions de vitraux de cet article en sont issues, c'est en quelque sorte le chef d'oeuvre du praticien Burgsthal.
Mais je donne également ici la photo de couverture de son chef d'oeuvre de théoricien, puisque Burgsthal nous a aussi délivré un message écrit, et non seulement visuel.
"Les précieux vitraux qui ornent ses fenêtres", tel est le titre d'un petit livre très rare d'une cinquantaine de pages, que Richard fit paraître en 1933 chez Jean Naert, et dont je dois à un ami d'outre Rhin, que je salue au passage, d'avoir appris il y a quelques mois l'existence.
Depuis quelques semaines cette fois, ce remarquable ouvrage, presque inconnu des bibliothèques parisiennes, est consultable en ligne, grâce à la charitable initiative d'un autre ami et voisin, cette fois d'outre Pyrénées. Merci encore, Eaj1es:
http://eaj1es.aceblog.fr/
Je vous recommande la lecture du livret de Burgsthal, non pas qu'il nous y dise tous ses secrets de fabrication, encore qu'il y entre dans des détails très précis, mais parce qu'il a su à merveille y traduire l'esprit dans lequel il a conduit ses travaux.
De cet esprit, le titre lui-même de l'essai témoigne magnifiquement. Claude Arnaud a vu juste, il s'inspire du Traité de divers arts de Théophile, dont il serait dommage de vous priver de la citation qui ici sert de frontispice à l'ouvrage entier:
"O toi qui liras cet ouvrage...je t'enseignerai ce que savent les Grecs dans l'art de choisir et de mélanger les couleurs; les Italiens, dans l'art de dorer, dans la fabrication des vases; les Toscans, dans celui de nieller et de travailler l'ambre; les Arabes, dans la ciselure et les incrustations.
Je te dirai ce que pratique la France dans la fabrication de ses précieux vitraux qui ornent ses fenêtres (Theophili diversarum artium schedula)."
Evocation, invocation, incantation, presque une prière, j'écoute cela comme un chant d'amour. En voulez-vous une autre preuve? Voici cette fois les deux dernières lignes du livre de Burgsthal:
"Les vitraux n'ont été signés, ni datés, jusqu'à la fin du XIVème siècle. C'est la France entière qui en est l'auteur."
Soit, me direz-vous, mais quand même, ce Burgsthal, pour se faire préfacer ainsi par un Paul Léon, entre autres titres professeur au Collège de France, il a certainement dû rédiger bien d'autres lignes que ces quelques envolées lyriques?
Et bien parlons-en, déjà, de cette préface. Il n'y va pas de main morte, lui non plus, le distingué membre de l'Institut et directeur général honoraire des Beaux Arts. En plus d'Albi et Fontfroide, il affirme que le palais des Papes d'Avignon a aussi été restauré par Burgsthal.
Et d'évoquer le lieu d'origine de ces vitraux décorant, dit-il, d'innombrables églises:
"La Verrerie des Filagnes, ferme antique accolée aux âpres montagnes qui dominent la vallée du Var.
Une écurie, une remise au toit de plus en plus disjoint sous l'assaut continu du lierre, c'est l'agreste et patriarcale usine d'où sortent tant de merveilles."
Manifestement, Noël est convaincu par le travail théorique et pratique de Burgsthal:
"La beauté de l'oeuvre réside dans son unité. Burgsthal conçoit et exécute, il dessine et il fond, il est son propre ingénieur.
Dans les fours qu'il a construits, c'est lui qui dirige et surveille toutes les phases de la cuisson. Du tas de sable originel à la pose même du vitrail serti dans son armature, aucun détail ne lui demeure indifférent ou étranger.
Nulle intervention que la sienne. Il est son juge et sur lui-même exerce sa propre critique. S'il oeuvre comme le faisaient les ancêtres du Moyen Age, s'il réussit à retrouver la trace de leurs procédés et l'essentiel de leurs secrets, il sait, d'autre part, adapter à ses mystérieuses recherches l'outillage le plus moderne...
Traditionnel et novateur, il nous rend la vraie beauté d'un art trop souvent détourné de son sens et de sa fin. Nul n'est mieux qualifié pour nous initier à l'histoire du verrre.
Modeste et silencieux, tendu vers le souffle du feu, sans cesse épiant la vision créatrice de la matière, Burgsthal sort aujourd'hui de sa réserve. Il raconte, il explique en maître.
Remercions-le d'avoir fait vivre à nos yeux et à nos esprits le plus antique et le plus moderne des arts, celui en qui, plus qu'en tout autre, la flamme épure et vivifie."
Allons, pour terminer je vais justement vous donner un petit aperçu de ce que raconte Burgsthal, de façon à vous donner encore plus envie, et de lire son livre, et de contempler ses vitraux:
"La couleur rouge se perd très souvent. Elle apparaît dans le vaisseau quand on y regarde, et aussitôt après, elle est disparue, le verre se décolorant du rouge; il ne faut pas se décourager, mais rajouter encore des scories de fer, puis du cuivre, et tâcher que le vaisseau reste sur la mer du Feu, sans qu'il n'arrive aucun vent qui ne batte les flammes.
C'est l'apparition du vent sur les flammes qui fait disparaître la couleur rouge. Combien de fois cette expérience est décevante! Mais quand l'ouvrier a réussi à retenir le rouge, il peut être fier d'avoir atteint, par cette épreuve, le rang de Maître dans l'Art de la Verrerie."
Et encore:
"Les bleus des XIIème et XIIIème siècles sont brillants et possèdent une qualité particulière qui les fait paraître bleus à la lumière artificielle, tandis que ceux des époques postérieures passent au gris aqueux ou au violet."
"Alors toute la France n'est qu'un vitrail. Toute la France n'est que pierres sertissant pierres, les sculptées enchâssant les précieuses."
Deux tout derniers mots, si Burgsthal était niçois, Fayet était biterrois. Je ne serais pas autrement surpris que l'hotel Fayet de Béziers, qui abrite une partie du musée des beaux-arts de la ville, contienne une part au moins des archives Billa, de provenance nissarde.
Dans son opuscule sur L'abbaye de Fontfroide (Carcassonne, Gabelle, 1932 et Lacour, Nîmes 1999), Charles Boyer, qui s'est manifestement inspiré d'un essai de René-Louis Doyon: L'art décoratif moderne, d'autres couleurs, ou les tapis de Gustave Fayet (La Connaissance, Paris, 1924), y insiste en tout cas:
"Le propriétaire de l'abbaye, Gustave Fayet, voulant garder à Fontfroide son aspect mystique, connut le verrier Burgsthal qui fit pour l'abbaye des vitraux symboliques avec les couleurs perdues depuis le treizième siècle. Ces vitraux montrent que Fontfroide tendait dans la pensée de Fayet à devenir un Montsalvat laïque."
Enfin, je vous signale que "l'éclat retrouvé des vitraux de Fontfroide" a fait l'objet d'un excellent article dans le numéro 158 de la revue Demeure historique, en 2005.
Florence Trubert y précise que les vitraux de l'abbatiale sont fabriqués à partir de verres colorés dans la masse, Burgsthal retrouvant les couleurs des grandes cathédrales, le bleu de Chartres, le rouge rubis de Bourges, et les grisailles. Conclusion de Trubert:
"Formulons le voeu que, parée de ses vitraux restaurés, l'abbaye de Fonfroide poursuive sa traversée des siècles en restant fidèle à l'image magnifique qu'en a eue Richard Burgsthal:
"Impressionnante comme un jugement et calme comme une litanie."
Actuellement propriété de la famille de Nicolas d'Andoque, soutenu par sa fille Laure et Nicolas de Chevron-Villette, mari de cette dernière, cette abbaye des plus vastes (11000m2) et des plus anciennes est toujours en cours de restauration.
Mais qui s'y souvient encore de Richard Burgsthal? Dans son savant ouvrage intitulé Journal inédit de Ricardo Vines (Aux amateurs de livres, 1987), et sous-titré Odilon Redon et le milieu occultiste, Suzy Levy nous propose en tout cas un édifiant inventaire d'une partie de la bibliothèque de l'abbaye de Fontfroide.
Citons sans surprise excessive mais avec une délectation certaine un petit nombre de ces livres si "julienchampagnesques": Papus, La pierre philosophale (1889); Albert Poisson, Nicolas Flamel (1893); Sédir, Bréviaire mystique (1909); Cyliani, Hermès dévoilé (1915); Paul Le Cour, L'ère du verseau (1937, dédicacé en 1940 à Madame Fayet d'Andoque); René Schwaeblé, Cours pratique d'alchimie (sans date).
En effet, sans date, c'est-à-dire comme l'abbaye: hors du temps, intemporelle.
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