Dans son Fulcanelli, qui suis-je? paru en 2004 chez Pardès, Patrick Rivière, considérant Julien Champagne, "à l'équivoque personnalité", ne réfute pas l'hypothèse selon laquelle Louise Barbe aurait servi de modèle à notre peintre pour son tableau Le Vaisseau du Grand OEuvre, réalisé en 1910 (voir notamment mes posts Champagne et Julien Champagne du 30 janvier 2006, Champagne et Louise Barbe du 31 janvier 2006, et Un modèle de Champagne du 12 février 2006).
Mais il présente une alternative. Parmi les relations d'Irène Hillel-Erlanger, figurait, outre Louise Barbe, "l'actrice Mme Roggers, épouse de l'écrivain Claude Farrère, auteur entre autres, d'un curieux roman sur la prolongation de la vie: La Maison des Hommes vivants."
Dans une phrase...alambiquée, il me semble qu'il considère que cette Mme Roggers aurait pu elle aussi poser "nue, investie du rôle de la Pierre Philosophale parée de mille feux scintillants et dans un cadre où le symbolisme alchimique transparaît puissamment. Portant en son front le diamant étincelant de Grâce, elle exerce néanmoins par sa nudité troublante la fascination érotique que suscitait la comtesse Véra".
Rivière fait bien sûr ici référence aux Voyages en kaléïdoscope d'Hillel-Erlanger, où Véra symbolise le siècle, pour faire simple, et Grâce l'éternelle alchimie.
Je n'ai pas trouvé mention de cette possibilité dans un ouvrage similaire et antérieur du même auteur, Fulcanelli, Vecchi, 2000.
Il m'a semblé que cette proposition méritait examen. J'ai donc cherché à me documenter sur cette Mme Roggers, en fait Henriette Rogers, et j'avoue qu'en examinant les trois portraits joints qui sont tous de Paul Nadar, vers 1904, je suis resté et je reste dubitatif.
Personnellement je trouve que notre actrice d'Henriette ressemble au moins autant à la dame du tableau que celle photographiée comme étant Louise Barbe. Eugène Canseliet dans ce cas se serait trompé, et pourquoi pas: Errare humanum est.
Je vous propose à ce stade de vous fournir sous peu d'autres vues de Roggers, que j'espère pouvoir accompagner de nouveaux documents sur le Vaisseau du Grand OEuvre, ainsi la comparaison sera plus aisée.
Mëme si un doute subsiste, dans l'intervalle, et éventuellement au-delà, je n'écarte donc pas du tout, pour ma part, la possibilité que Julien Champagne ait utilisé les "services" d'Henriette Roggers, que ce fût pour Le Vaisseau du Grand OEuvre ou, disons, en d'autres occasions.
Mais qui était Mlle Roggers, puisque dans la collection Nadar elle apparaît alternativement comme Mme et Mlle?
Henriette Roggers (1881-1950) est loin d'être une inconnue des planches françaises et même internationales.
D'une jeunesse tumultueuse probablement, je retiendrai qu'elle eut vraisemblablement une liaison avec notre toujours sémillante et quasi-universelle Nathalie Clifford Barney, et passe aussi -nobody's perfect- pour avoir été la maîtresse de Maxime Gorki.
Sa carrière d'actrice parisienne n'a certes pas été de second plan. Dès 1901, elle apparaît à L'Oeuvre dans Le Roi Candaule, d'André Gide. En 1903, Nozière écrit un article sur elle dans la revue Le Théatre.
En 1904, année où Nadar la photographie, elle joue dans Maison de Poupée, d'Henrik Ibsen, toujours à l'OEuvre. Tiens, habile transition avec mon dernier post, le metteur en scène est un certain Maurice Prozor. En 1906, elle fait la couverture de La revue théatrale.
En 1907, elle a migré au Théatre de la Renaissance, où elle joue Samson d'Henry Bernstein avec le père de Sacha, Lucien Guitry; et en 1908 Le Théatre, sous la plume de Sée, lui consacre un nouvel article.
Elle accompagne Lucien Guitry lors de l'inauguration du théatre brésilien de Rio de Janeiro en 1911.
Toujours en 1911, elle apparaît - belle fidélité - avec le même Lucien Guitry au Théatre français, dans Le tribun, de Paul Bourget. En 1912, encore un article du Théatre...
En 1919, elle se marrie avec l'homme de lettres Claude Farrère, que nous évoquerons plus loin.
Elle a été brièvement pensionnaire de la Comédie Française (1923-1934). Nous avons donc affaire en la personne d'Henriette Roggers à une "théatreuse" de renom, photographiée non seulement par Nadar, mais aussi par d'autres artistes connus, tels Reutlinger, Sanitas, ou Paul Boyer, particulièrement dans la période 1902-1908.
En 1910, on peut dire par conséquent qu'elle est une "star", ou eût préféré Eugène Canseliet une véritable étoile, certes pleine de grâce.
Disons aussi tout de même quelques mots de l'heureux et courageux mari de cette femme adulée.
Claude Farrère (1876-1957) est loin d'être un inconnu lui aussi, puisqu'au grand dam de François Mauriac d'ailleurs, il fut élu "contre" Paul Claudel à l'Acédémie Française.
Il est donc Immortel! Né Frédéric-Charles Bargone il fut d'abord officier de marine, puis démissionna à l'issue de la première guerre mondiale, l'année de son mariage.
Dès avant la guerre, il avait cependant publié plusieurs romans, et même en 1905 obtenu le prix Goncourt pour Les Civilisés.
Nombre de ses oeuvres sont marquées par son passé de militaire, en particulier par ses séjours en Extrême Orient.
En 1921, il fait partie avec d'autres, comme Pierre Loti, de ceux qui saluent la révolution kémaliste en Turquie, et le cliché joint le montre aux côtés de Mustapha Kemal.
Il était loin d'être dépourvu de bravoure, ce qui peut paraître comme la moindre des choses pour un militaire, mais après tout mérite d'être tout de même salué. En 1932 encore, il s'interposa entre le président de la République Paul Doumer et son assassin, recevant deux balles dans le bras.
http://www.academie-francaise.fr/immortels/base/academiciens/fiche.asp?param=567
http://fr.wikipedia.org/wiki/Claude_Farr%C3%A8re
Claude Farrère est également un auteur bien connu des amateurs de fantastique, notamment pour son recueil L'autre côté (1928), dont le titre rappelle d'ailleurs un livre similaire d'Alfred Kubin.
Certaines de ses nouvelles ont été reprises dans la revue Fiction.
La Maison des Hommes Vivants remonte pour sa part à 1911, un an après la réalisation par Julien Champagne du Vaisseau du Grand OEuvre.
http://mesimaginaires.free.fr/co2/lamaisondeshommesvivants.htm
Dans ce livre, Farrère nous relate une sombre histoire de vampire psychique, et Patrick Rivière n'a pas tort d'y voir des références à la prolongation de la vie, dont Julien Champagne arguera à la même époque auprès de Serge Voronoff:
"Ainsi le marquis Gaspard, propriétaire de la mystérieuse maison, explique-t-il à André Narcy son incroyable longévité.
Page à Versailles au temps du roi Louis XV, c'est là qu'il rencontra pour la première fois le célèbre comte de Saint Germain.
Il s'appelait alors Tzagory et arepentait les rues du monde depuis des décennies grâce au Secret de Longue-Vie."
pcc
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