Quand on a lu le livre présenté par Saul Bellow qu'André Vandenbroeck a consacré à René Schwaller (Al-Kemi, A memoir, Lindisfarne Press, 1987, encore réédité en 2000), on ne peut à mon avis se défendre d'un sentiment de gêne.
L'auteur et son épouse Goldian ont fréquenté les Schwaller à Grasse, pendant dix-huit mois, en 1959 et 1960, soit peu de temps avant le décès de leurs hôtes.
André a visiblement été fortement influencé par l'enseignement reçu de René, influence qui se ressent jusque dans le titre de son premier livre, Philosophical Geometry (Sadhana Press, 1972, puis Inner Traditions, 1987). Par contre il ne dissimule pas l'hostilité réciproque dont ont été imprégnées ses relations avec Isha, qu'il accuse grosso modo d'avoir dévoyé la pensée du "maître."
Il faut lui reconnaître cependant qu'il a beaucoup oeuvré avec sa femme pour le renom en milieu anglo-saxon de la pensée d'Aor, au travers de diverses traductions: Sacred Science: The King of Pharaonic Theocracy (Inner Traditions, 1982), The Egyptian Miracle (Inner Traditions, 1985), Esoterism and Symbol (Inner Traditions, 1985).
Mais voilà, comme d'autres auteurs avant et après lui, en rapportant les propos de René Schwaller sur "l'affaire Fulcanelli", il a parfois tendance à confondre tout simplement Fulcanelli et son illustrateur Julien Champagne. Et ce dernier s'en trouve - une nouvelle fois - pour ainsi dire "gommé", ce qui, vous l'admettrez est tout de même un comble pour un dessinateur.
Un exemple? Pour Vandenbroeck, ce n'est pas Champagne que Schwaller a rencontré en 1913 à la Closerie des Lilas, mais Fulcanelli. Mais bien sûr, me direz-vous, puisqu'Aor avait été persuadé - et par Champagne lui-même - que Champagne n'était autre que Fulcanelli. Et bien justement non, ce n'est pas évident.
Que dit vraiment Schwaller dans le livre de Vandenbroeck? En fait on a l'impression qu'il a surtout peur de trop en dire.
Curieusement en apparence, il affirme d'entrée de jeu à son interlocuteur que la question de l'identité de Fulcanelli n'est pas si importante. Ensuite, il paraît pencher pour la création d'une "personnalité littéraire" par un petit cercle composé de Champagne, Canseliet, Boucher et Sauvage. Et enfin, c'est vrai qu'à certains moments, si du moins on suit Vandenbroeck, on a l'impression qu'il assimilerait volontiers Champagne à Fulcanelli.
La seule constante à mon sens dans ce fatras est qu'à la fin de sa vie Aor est encore marqué par sa coopération avec Fulcanelli. Qu'elle lui semble avoir été pour lui cardinale.
Je serai donc tenté de formuler à ce stade l'hypothèse de travail suivante. Fulcanelli a vraiment oeuvré avec Schwaller, indépendamment des relations de ce dernier avec Champagne, que Fulcanelli peut d'ailleurs fort bien lui avoir présenté, ou lui avoir envoyé. Farfelue, mon hypothèse? Ce n'est pas certain.
Voyez la chronologie de ces années: 1910, Champagne a déjà réalisé un certain nombre de travaux pour Fulcanelli. 1912, publication dans la bibliographie occulte de Chacornac d'une de ces oeuvres (le frontispice du Mystère des Cathédrales). 1913, première rencontre entre Champagne et Schwaller.
Et puis...
Dans l'appendice de notes et commentaires qui figure à la fin d'Al-Kemi, Vandenbroeck cite une lettre que Lucie Lamy (belle-fille d'Aor, et fille d'Isha) lui a envoyé en 1974. Il n'en publie qu'un extrait, mais je le trouve extrêmement éclairant. Le voici:
"Vous me parlez de la relation Aor-Fulcanelli. Nous parlions un jour de Fulcanelli au Docteur Rouhier (Véga-Paris) et celui-ci sourit et, plissant malicieusement les yeux, répondit: "Fulcanelli? Lequel? A sa suite, je répète: Qui est Fulcanelli? Savez-vous quelle fut sa relation avec Aor? Vous m'intriguez."
Rouhier, familier de Champagne et que nous avons déjà rencontré (Champagne au Grand Lunaire, 25 juin 2006), savait que son ami n'était qu'un des Fulcanelli possibles. Il savait que derrière lui, il y avait le véritable Fulcanelli.
Quant à Lucy, qui se considérait comme une disciple de Schwaller, elle nous confirme dans l'idée que la collaboration entre Fulcanelli et Aor a été significative. Et aussi, et peut-être surtout, qu'elle sait pertinemment que Champagne, qu'elle a côtoyé plusieurs fois à Grasse chez ses parents, alors qu'elle avait une vingtaine d'années, et qui a dû faire l'objet avec eux de bien des conversations, n'est pas Fulcanelli.
Deux petites incidentes pour terminer. Lucie Lamy est l'auteur du dessin reproduit ci-dessus, qu'on trouve aussi dans les notes et commentaires de Vandenbroeck, et qui représente les armes d'Eze-sur-Mer, dans les Alpes Maritimes comme Grasse. Il est extrait du Temple dans l'Homme de Schwaller, et est illustratif à mon point de vue du parallélisme des travaux d'Aor et de ceux des "Frères Chevaliers d'Héliopolis."
Et puis finalement, comment ne pas s'étonner à nouveau, à la fois du retentissement international de la "Fulcanelli legend" (Vandenbroeck dixit), dificilement séparable à ce jour de celui de l'oeuvre même de Fulcanelli, et de la tendance récurrente, voire généralisée, à oublier l'apport considérable sur ce dernier plan d'un Julien Champagne.
On ne trouve pratiquement que des photos, et presque aucun de ses dessins, dans les nombreuses éditions étrangères qui existent désormais, aussi bien du Mystère des Cahédrales que des Demeures Philosophales. Comme dans la pourtant très belle publication allemande du Mysterium der Kathedralen (Oriflamme, 2004).
"Moriendo Renascor"
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